Alors que la crise sanitaire a forcé les établissements patrimoniaux à fermer leurs portes pour une durée indéterminée (très peu ont rouvert depuis le 11 mai), ils regorgent de créativité pour continuer d’exister sur le web. Mais si les musées ont été prompts à diffuser leurs infos, photos et vidéos, c’est que les politiques de numérisation et de valorisation des collections ne datent pas d’hier.
L’incontournable défi #gettychallenge lancé par le Getty Museum , la minute anthropologique du quai Branly , les fils de tweets à grand renfort de gifs du Musée Saint-Raymond de Toulouse , une visite guidée du Muséum d’histoire naturelle d’Angers dans « Animal Crossing » … Dès les premiers jours du confinement, les musées n’ont pas manqué d’inventivité pour assurer leur visibilité sur le web. Tout est bon pour garder le contact avec des publics qui ne peuvent plus visiter les établissements : contenus pédagogiques et humoristiques, décryptages d’œuvres, défis et autres quiz.
Là où d’autres secteurs ont connu des retards (outils en ligne non fonctionnels, serveurs surchargés, etc.), la culture s’est rapidement adaptée car nombre de musées, d’archives et de bibliothèques disposent de riches collections numérisées et savent les valoriser. La situation actuelle met en évidence le travail de fond effectué toute l’année par les équipes web : alimentation des sites internet, animation des réseaux sociaux et mise à jour des bases de données des collections. Ces tâches, parfois ingrates, sont d’ordinaire éclipsées par de gros projets plus prestigieux mais aussi plus éphémères. À la BnF, la cheffe du service web Claire Séguret est catégorique : « La crise sanitaire repositionne nos métiers aux avant-postes ». Noémie Couillard, chercheuse indépendante, docteure en muséologie et en info-com, confirme: « il est rare d’avoir une telle couverture médiatique sur les sites web de musées, notamment dans la presse nationale. » En temps normal, les projets qui incluent des technologies plus spectaculaires, comme les projections monumentales ou les reconstitutions en réalité virtuelle, ont davantage la faveur des médias. Or, si les musées sont aujourd’hui en mesure de diffuser leurs catalogues d’œuvres numérisées, c’est parce qu’ils ne s’y sont pas mis hier : en France, l’histoire commence il y a près de 50 ans…
Des bornes interactives en 1986
Les premières bases de données indexant des collections muséales apparaissent dans les années 1970, dans le cadre de programmes de recherche lancés par le Ministère des Affaires culturelles. L’objectif est alors d’établir un état des lieux informatisés des connaissances sur le patrimoine. En 1975, les collections de peinture des musées français sont rassemblées au sein de la base Joconde. Elle est suivie en 1978 des bases Sigal (qui deviendra Dracar en 1991) pour les sites archéologiques, Arcade pour la commande d’œuvres d’art par l’État et Mérimée pour le patrimoine architectural.
Alors que les ordinateurs personnels pénètrent dans le quotidien des Français⋅e⋅s, ils vont faire leur apparition dans les espaces d’exposition. Les musées de sciences et de société sont précurseurs en la matière. Les ordinateurs et l’interactivité qu’ils proposent s’inscrivent dans le prolongement des manips, ces dispositifs manuels incontournables de la vulgarisation scientifique, qui permettent de comprendre le cycle de l’eau ou d’explorer le squelette d’un dinosaure. Ainsi, en 1986, la Cité des Sciences et de l’Industrie et le musée d’Orsay, fraîchement ouverts, sont les premiers musées en France à présenter des bornes multimédias. En 1989, au Musée Dauphinois de Grenoble, des postes en accès libre permettant de consulter une base de données iconographiques dans le cadre de l’exposition « Quelle mémoire pour demain ? ». Omer Pesquer, consultant indépendant pour le secteur culturel, rappelle : « Les dispositifs interactifs, comme ceux qui se déclenchent lorsque les visiteur⋅se⋅s s’approchent, ce n’est pas nouveau ». En 1995, il conçoit une borne interactive qui s’active grâce à un détecteur de présence pour l’exposition « Mesures & démesure », à la Cité des Sciences. Dans un message vidéo diffusé sur un écran tactile, l’utilisateur⋅trice se voit alors proposer de choisir parmi plusieurs visuels. Il ou elle a ensuite accès aux résultats du sondage constitué des choix des visiteur⋅se⋅s précédent⋅e⋅s.
Tandis que l’informatique se démocratise, les années 1990 voient l’émergence de la médiation culturelle, discipline qui définit l’ensemble des ressources à la disposition des institutions patrimoniales pour diffuser les savoirs et « expliquer » autant les œuvres que les concepts. Les outils multimédias s’ajoutent aux dispositifs scripto-visuels classiques des musées (cartels, textes de salle, illustrations, etc.) et aux actions de médiation présentielle (visites guidées, ateliers, conférences, etc.) et participent à l’appropriation des collections par les publics.
Une visite virtuelle 15 ans avant le Google Art Project
En 1992, la base Joconde est portée sur le Minitel, alors fleuron des télécoms françaises. Plus qu’une simple base de données photographiques, elle donne accès à des notices d’œuvre détaillées. Le musée Picasso et le Louvre sont aussi présents sur le nouveau terminal, et proposent des informations pratiques pour préparer sa visite, accessibles respectivement par le 3615 Picasso et le 3615 Louvre. Mais dans les années 1990, c’est le CD-Rom qui domine l’actualité numérique dans les musées. Parus en 1996, deux objets phares ont marqué les esprits : « Découvrir le Musée d’Orsay », qui proposait une visite virtuelle permettant de zoomer sur les œuvres (15 ans avant le Google Art Project), et « Versailles 1685 : complot à la cour du Roi Soleil », l’un des premiers jeux vidéo éducatifs ayant pour décor un établissement patrimonial. Malgré leur succès, ces CD-Rom culturels ne survivront pas à l’obsolescence technique du format, comme l’indique Noémie Couillard : « ce sont des produits éditoriaux qui ont connu une existence fugace et qui sont morts assez rapidement. ». Faute d’une stratégie numérique soutenue par la direction, les projets multimédias étaient souvent portés de manière individuelle par des agents évoluant au sein de petites équipes. Entre le renouvellement du personnel, les changements de prestataires et la fermeture des PME en charge de la réalisation de ces CD-Rom, les contenus se sont perdus.
« Versailles 1685 : complot à la cour du Roi Soleil » est devenu un classique du jeu vidéo éducatif français
L’entrée sur Internet
Le secteur culturel s’empare d’Internet dès la fin des années 1990. Ainsi, le Ministère de la Culture et de la Communication ouvre son site web en juillet 1994. La même année, le musée des Arts et Métiers est le premier site de musée français à proposer des informations sur les collections, des expositions en ligne et des contenus pédagogiques. Le web prend de l’importance et devient un outil central dans la relation entre institutions et publics, si bien qu’à la fin des années 2000, il est indispensable de proposer un site au goût du jour. Avant de rejoindre la BnF, Claire Séguret a été responsable de la communication du musée de Cluny. Elle se voit confier la coordination de la refonte du site web dès son arrivée en 2009. Le musée « pâtissait d’une image un peu vieillissante, parce que le Moyen Âge c’était ringard. Si on n’y mettait pas des moyens modernes, ça ne pouvait pas marcher ». Elle convainc sa hiérarchie de voir grand. Le nouveau site dispose d’un agenda, d’une sélection de fiches-œuvres et d’un généreux footer, le bloc qui affiche l’essentiel de l’arborescence d’un site, en pied de page. Ces fonctionnalités, aujourd’hui considérées comme attendues, constituent à l’époque « une réorganisation intellectuelle complète de la manière de présenter les informations ». Le site du musée de Cluny illustre ainsi une évolution majeure qu’ont connue les sites web de musée au début des années 2010, en passant de sites « vitrines », très institutionnels, à des sites de contenus riches, valorisant davantage les collections.
Des musées sur Twitter dès 2008
Si les audioguides n’ont pas attendu Apple pour intégrer des contenus multimédias, les iPod, iPhone et iPad vont accompagner le basculement des compagnons de visite vers l’image et l’interaction, à la fin des années 2000. Les applications mobiles des musées proposent des jeux géolocalisés (PLUG en 2009), la reconnaissance d’image (Blinkster en 2012) et bientôt, la réalité augmentée (Histopad en 2013). Du côté du web, alors que les vitesses de chargement augmentent, les musées se tournent vers la vidéo, qui devient un support de diffusion privilégié pour la communication institutionnelle autant que pour la médiation culturelle. Fin 2007, le musée du quai Branly est le premier à créer une chaîne sur YouTube. Au même moment, Les Abattoirs, centre d’art moderne et contemporain de Toulouse, arrive sur Facebook puis sur Twitter début 2008. Dans la première moitié des années 2010, les musées français ajoutent les réseaux sociaux à la liste des outils à leur disposition pour remplir leurs missions de service public. Les usages que les musées font de Twitter attirent l’attention de la firme à l’oiseau bleu, qui cherche à conquérir de nouveaux marchés. Le secteur culturel paraît idéal pour s’éloigner des journalistes et du public sportif, alors majoritaires dans les utilisateur⋅trice⋅s de la plateforme. Fin 2013, les bureaux parisiens contactent une douzaine d’établissements patrimoniaux pour organiser la première #MuseumWeek en mars 2014, devenue depuis un événement culturel international. Pour les musées, l’enjeu est plus pragmatique. Si l’idée d’aller chercher un public jeune et branché a, un temps, été associée au déploiement d’actions sur les réseaux sociaux, on sait aujourd’hui qu’il s’agit plutôt de s’adapter à des pratiques numériques transgénérationnelles et ancrées dans la vie quotidienne.
#CreaMW Le Street Art s’empare des “Raboteurs de parquet” de Caillebotte. Paris, rue de l’Arbalète #MuseumWeek pic.twitter.com/yRDWL2Lz8h
— Musée d’Orsay (@MuseeOrsay) March 30, 2014
Vers un « service public numérique »
À l’heure où certaines missions des musées sont compromises (collecter et étudier), d’autres réduites au minimum (conserver) ou remises en question (exposer), il reste possible de valoriser et de diffuser les savoirs malgré la pandémie de Covid-19. Pour Noémie Couillard, l’enjeu actuel des sites web de musées, c’est l’éditorialisation des ressources : « Il ne s’agit pas seulement de mettre à disposition des informations, des photos, des vidéos ; mais de proposer les outils qui vont avec pour se les approprier. » Ces dix dernières années, dans certains établissements a émergé « l’idée d’un service public numérique, qui viendrait doubler le service public offert sur place ». Par exemple, Philharmonie à la demande, la bibliothèque numérique de la Cité de la Musique ou Retronews, le site de presse qui revisite l’actualité à la lumière des trésors de la BnF. Valoriser son offre culturelle en s’appuyant sur la vie quotidienne des publics, c’est ce que le marketing appelle le newsjacking. Mais c’est aussi un des piliers de l’interprétation telle que définie par Freeman Tilden et qui a inspiré la médiation culturelle.
En participant à les ancrer dans le présent, la crise sanitaire renvoie les musées à leur rôle social, à l’image de la Casemate, centre de sciences de Grenoble, qui a mis les imprimantes 3D de son fablab au service des soignant⋅e⋅s pour fabriquer des visières de protection. Et ça, ce n’est pas nouveau, comme le rappelle Claire Séguret, non sans humour : « Vous savez, ça fait dix ans qu’on me dit que le numérique dépoussière les musées. Je pense que là, les étagères brillent. »
Article initialement publié le 19 mai 2020 sur le Digital Society Forum, un projet financé par Orange et dépublié fin 2021.