Comme j’ai pu l’illustrer dans mon précédent article, le livetweet est une pratique émergente de la visite de musée. Livetweeter (également #livetweeter ou #LT), c’est raconter en temps réel un événement, un moment que l’on vit sur Twitter. Pour cela, il est nécessaire d’ajouter dans ses tweets un hashtag, c’est-à-dire un mot-clé précédé du signe dièse, ce qui permet à Twitter d’indexer ces mots et aux utilisateurs de retrouver rapidement toutes les occurrences du terme. Plusieurs expériences ont déjà été mises en place par Gonzague Gauthier, community manager du Centre Pompidou, le plus récent étant celui de l’exposition Othoniel le 23 mai dernier (Gonzague a également livetweeté sa visite de l’exposition Dogon au Musée du Quai Branly à titre personnel). Une autre expérience remarquable est la Nuit tweete, organisée par les agences Buzzeum et Hexagramm dans le cadre de la Nuit des musées, le 14 mai dernier (à ce sujet, voir le compte-rendu de Buzzeum de l’opération ). Je vous livre ici quelques réflexions sur cette pratique.
Vers de nouvelles expériences de visite
Nous savons qu’il existe déjà bien des manières de rendre compte de la visite d’une exposition : des moyens techniques “traditionnels”, tels qu’un récit de visite, un reportage photo, audio ou vidéo ; ainsi que des moyens numériques plus récents, déclinaisons des précédents, comme le récit publié sur un blog, le reportage photo/vidéo posté sur Flickr ou YouTube. Le livetweet s’inscrit dans le prolongement de ces modes d’expression, mais vient bouleverser la manière dont un visiteur perçoit et communique sa visite, car il présente avant tout une expérience personnelle immédiate. Suivre un livetweete, c’est vivre en direct l’expérience d’un visiteur qui partage avec vous ses émotions, ses pensées, ses découvertes, ses surprises, ses déceptions. Livetweeter participe donc à la redéfinition du rapport entre musée et visiteur.
Lors de la conférence sur les stratégies virtuelles des musées au Centre Pompidou (illustrée ci-dessus avec le hashtag #SNCP, voir également la note d’Art Media Agency), Bernard Stiegler rappelait que prendre des photos d’une œuvre qu’il ne comprend pas participe au geste d’appropriation de l’œuvre par le visiteur. Il me semble que le livetweet d’exposition va en ce sens et prolonge même l’appropriation en la complétant par une dimension sociale. En effet, livetweeter est à la fois une expérience solitaire – les yeux rivés sur mon smartphone, je décris ma visite sur un clavier numérique – mais aussi une expérience sociale et participative, car les “auditeurs” qui me suivent sur Twitter peuvent interagir, me pauser des questions, me demander plus de détails sur un artiste, me suggérer d’aller voir une œuvre, ou encore me proposer un point de rendez-vous s’ils sont aussi dans l’espace d’exposition.
Enfin, Livetweeter contribue au retour de l’amateur qui se manifeste depuis quelques années à travers l’émergence de nouvelles pratiques de visites liées au web social. Loin de remplacer un compte-rendu classique, le livetweet vient le compléter pour ne pas dire l’augmenter, en y ajoutant des contenus pris sur le vif (photographies, hyperliens et sans doute plus tard contenus son et vidéo selon l’évolution de Twitter). Tout comme tenir un blog, créer un reportage photo sur Flickr ou partager ses impressions sur le mur de son profil Facebook, livetweeter participe à la création et à la diffusion de contenu autour de l’exposition, ce qui rend le visiteur toujours moins spectateur et toujours plus acteur de sa visite.
Les limites techniques mais aussi politiques
Le livetweet est confronté à plusieurs limites, à la fois fonctionnelles, techniques et pratiques, mais aussi politiques. Tout d’abord, le caractère instantané du livetweet comporte en lui-même un inconvénient : privé de tout recul, le livetweet d’exposition est une expérience sur le vif, qui peut s’exposer aux a priori, aux erreurs et aux approximations. Il est difficile de vérifier des informations et de les recouper avant de les publier au cours d’un livetweet. Pris dans l’immédiateté, le livetweet est davantage assimilable à une opinion personnelle qu’à un contenu de type informatif.
D’un point de vu pratique, il faut disposer d’un smartphone et d’un compte Twitter. Dit comme ça, ça a l’air bête mais, sans entrer dans les détails du profil de visiteur que cela implique, on comprend bien que le livetweet n’est pas une pratique très courante (rappelons que selon une étude récente, la France compte 2,4 millions de comptes Twitter, ce qui est très modeste face aux 22 millions d’utilisateurs de Facebook dans l’Hexagone).
Enfin, d’autres barrières se dressent devant la pratique du livetweet : accéder à un réseau de qualité n’est pas toujours chose aisée dans les musées et sites culturels. Parfois pour des raisons techniques – équiper un bâtiment ancien fait d’épais murs et de plusieurs niveaux relève du casse-tête -, mais aussi pour des raisons politiques. Certains musées, bien que minoritaires, interdisent la photographie à l’image du Musée d’Orsay. En outre, peu de gardiens de salles sont très bienveillants lorsqu’un visiteur sort son téléphone portable qui reste encore, pour bien des utilisateurs, associés à de bruyantes conversations indiscrètes. Ces établissements plutôt réticents à l’entrée du numérique participatif sur leur territoire n’ont donc aucun intérêt à favoriser l’accès à un réseau, qu’il s’agisse de la 3G ou du wifi. D’ailleurs, même les musées les plus “ouverts” sont confrontés au problème avec l’exemple du wifi du Centre Pompidou, peu pratique d’emploi et souvent instable.
Quelques exploitations possibles
L’intérêt premier du livetweet pour les musées est d’obtenir un retour, un avis sur la visite, à la manière du livre d’or classique¹ ou de la page Facebook. Comment l’exposition a-t-elle été accueillie par les visiteurs, quels ont été leurs coups de cœur, les artistes ou les expôts qui ont le plus plu, etc. Ces informations pourront être exploitées par la conservation et la direction des musées pour travailler le contenu et la programmation des expositions à venir, mais aussi par les services commerciaux et la communication/presse pour positionner l’offre commerciale et la communication autour des prochains événements.
Parmi les autres possibilités d’exploitation, l’illustration graphique les données recueillies autour d’un événement est une piste qui se développe actuellement. On peut citer les visualisations de Raphaël Velt pour les Rencontres Numériques ou pour la Nuit tweete, développées pour Knowtex. Ces dataviz (pour datavisualization) proposent une mise en image des données, ce qui permet une lecture graphique plus facile des informations, mais surtout elles permettent d’établir des connections entre des informations qu’il n’est pas possible de faire avec des compte-rendus écrits classiques.
Enfin, il faut citer Polemic Tweet, mis au point par l’IRI qui se présente comme un outil permettant “aux spectateurs d’un événement de twitter en donnant une teneur polémique à leur propos.” À l’aide de quatre marqueurs, l’utilisateur peut donner une tonalité à son tweet : “++” pour approuver, “–” pour marquer son opposition, “==” pour compléter le propos, signaler un lien ou une référence et enfin “??” pour poser une question à la communauté. En complément, le dispositif génère un diagramme en bâtons qui aggrège l’ensemble des tweets, synchronisé avec l’enregistrement video de la conférence, ce qui permet une visualisation “subjective” de l’événement : approbation ou désaccord, réactions vives ou mesurées.
Bien que cet outil présente un véritable intérêt dans le cas de conférences ou de débats, Polemic Tweet me parait difficilement adaptable au livetweet d’exposition car il s’appuie sur les échanges immédiats et s’inscrit dans la temporalité d’un événement. Lors d’une conférence, par exemple, un intervenant peut répondre à une question posée dans l’assistance avec le marque “??” ou rebondir sur une affirmation marquée par “==”. Dans le cas d’une exposition, l’artiste peut difficilement répondre en direct par un tweet à une question. Aussi, le seul cas où Polemic Tweet peut être utilisé pour une exposition est le livetweet collectif (comme ceux proposés par Gonzague Gauthier pour le Centre Pompidou évoqués plus haut). Dans le cas d’une visite de groupe, les visiteurs-twittos ont tout intérêt à échanger à la fois entre eux et avec leurs followers, en utilisant les marqueurs d’opinion. On retrouve ainsi la couche sociale ajoutée à l’exposition par le livetweet et évoquée plus haut.
Et demain ?
Le livetweet est donc une pratique qui concourt à la création d’une nouvelle définition de l’expérience du visiteur, à la fois intime et sociale, proposant un contenu enrichi et une dimension immédiate. Il se heurte à des limites techniques (disposer d’un smartphone, couverture du réseau) et politiques (le musée peut choisir de brider voir d’empêcher l’accès au réseau, d’interdire les photos). En revanche, il ouvre le chemin vers de nouvelles manières de décrire, mais aussi d’évaluer et d’appréhender la visite. En somme, le livetweet renouvelle la proposition de Marcel Duchamp selon laquelle l’œuvre se fait dans l’oeil de celui qui regarde.
MÀJ du 08/06/11 : ajout des références à Polemic Tweet (merci à @nicolasauret) et au livetweet collectif d’exposition (merci à @_omr).
Cet article a été repris sur le Knowtex Blog le 17 juin 2011.
¹Au passage, on peut se demander si le livre d’or de l’exposition n’est pas appelé à disparaître dans sa forme actuelle de cahier papier, compte tenu des différents modes d’expression disponibles sur le web social et d’autres systèmes de communication émergents. Ceci pourra être l’objet d’une prochaine réflexion.
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