Alors que les dispositifs numériques (réseaux sociaux, dispositif in-situ ou mobile, en ligne ou hors-ligne) sont aujourd’hui omniprésents dans les institutions patrimoniales, il n’est pas rare de tomber sur des articles de blogs, des conférences de professionnels ou encore des discussions de comptoirs qui regorgent d’idées reçues sur le numérique, supposément sauveur ou démon de la culture, selon les paroisses.
Je vous propose ici quelques notes jetées sur la papier (ou plutôt, à l’écran) autour de trois poncifs : pour les réseaux sociaux, les jeunes publics et le retour sur investissement ; pour les dispositifs in-situ, la confrontation entre expérience esthétique et expérience numérique. Évidemment, il ne s’agit que d’observations personnelles basées sur mon parcours professionnel, non de résultats d’une enquête scientifique. En outre, ces réflexions ne reflètent pas la position officielle du musée du quai Branly sur ces sujets.
Il faut être sur les réseaux sociaux : c’est là que sont les jeunes
C’est l’une des leçons les plus claires que j’ai tiré en deux ans de community management au quai Branly : la majorité des adolescents se fichent bien que des musées viennent leur parler sur les réseaux sociaux. Le musée du quai Branly a une politique des publics très orientée vers les scolaires, qui bénéficient de conditions de visite spécialement adaptées. Forcément, entre la généralisation des smartphones et le succès grandissant de Twitter auprès des ados, il est très fréquent que certain-e-s parlent de leur visite au musée, pas toujours dans les termes les plus flatteurs. Je m’efforce de les accueillir par un petit mot aussi souvent que possible. J’ai choisi cette attitude car je pense que “la première impression compte”. Si ces gamins ont le sentiment qu’ils sont les bienvenus, qu’ils peuvent poser des questions et avoir des réponses, peut-être auront-ils une image positive du musée. La majorité ne répond pas, beaucoup semblent ressentir ces messages comme une agression, quelques-uns au contraire sont demandeurs d’informations. Enfin, plus rarement, certains ont une attitude provocatrice.
Comme le montrent les travaux de danah boyd ou de Laurence Allard, les ados considèrent les réseaux sociaux comme des espaces qui leur permettent de se retrouver, de discuter hors du regard de leurs parents. La preuve : ils se méfient à présent de Facebook et lui préfèrent des outils moins “exigeants” comme Twitter ou Snapchat). Ils ont un usage identitaire de Twitter, par affinités, dans laquelle le musée ne cadre pas. Leur logique conversationnelle n’est pas celle de l’institution et, en général, ils ont peu d’abonnés et d’abonnements. Ils parlent entre eux, éventuellement, tentent des interactions avec des marques et/ou des stars qui font partie de leur univers (cf les Directioners, les Beliebers, les Gleeks, etc). Un exemple, plutôt drôle, de ces confrontations entre jeunes utilisateurs et institutions est celui de la préfecture de la Moselle sur Twitter en janvier 2013.
Alors, faut-il s’acharner à essayer d’établir le contact ? Si oui, comment leur parler ? De quoi ? Quel niveau de langue adopter ? Je n’ai pas de réponse et ma réflexion continue à accompagner ma pratique. Un peu de lecture pour enrichir le débat : Teens, Social Media, and Privacy sur le site de Pew Research Internet Project (mai 2013).
Le problème avec les réseaux sociaux, c’est qu’on ne peut pas mesurer le véritable impact sur les visiteurs
L’une des questions les plus fréquemment posées avec les réseaux sociaux est : comment en mesure-t-on l’efficacité sur les utilisateurs ? C’est l’une des problématiques les plus importantes des marques, auxquelles les nombreux gourous 2.0 consacrent beaucoup de temps à conseiller tel outil maison ou tel service tiers censé répondre à toutes leurs attentes. Or, les institutions publiques sont confrontées à des enjeux sensiblement différents : leur objectif n’est pas de développer et d’entretenir une clientèle chargée de consommer des produits, mais de répondre aux besoins d’utilisateurs, d’usagers, de visiteurs.
Aussi, si un projet comme le NOS (Nouvel Outil Statistique) a toute sa pertinence et s’il est important de mettre au point des outils permettant d’évaluer les actions de community management dans les institutions culturelles, je m’interroge de plus en plus sur l’intérêt de ce type de questions. Ça n’est que mon avis, mais plus le temps passe et plus je pense qu’il est inutile de calculer un quelconque ROI (return on investment, ou retour sur investissement en marketing) pour l’usage des médias sociaux par les musées. À mon sens, il s’agit aujourd’hui d’un service public qui doit être proposé aux visiteurs par les institutions culturelles. Pour autant qu’elles en aient les ressources humaines et financières, elles doivent être présentes sur les réseaux sociaux numériques pour répondre aux besoins que les utilisateurs pourraient exprimer à leurs égards. Bien sûr, quelques milliers de fans sur Facebook et ou d’abonnés sur Twitter n’auront pas la portée d’une campagne d’affichage en 4×3 dans le métro parisien, mais là n’est pas la question. Car dans ces quelques milliers d’abonnés figurent nos plus fidèles visiteurs, ambassadeurs du musée et de ses activités.
Les écrans empêchent les visiteurs de regarder les œuvres
La multiplication des occasions de consulter des informations sur écrans (qu’ils soient mobiles ou non, et qu’ils soient proposés par le site qu’on visite ou ceux de nos terminaux personnels) pose problème à certains observateurs, qui craignent un éloignement des œuvres. L’exemple le plus frappant de ce danger est le Google Art Project, dont la proposition de visiter les musées du monde entier confortablement installé dans son fauteuil fait craindre à certains l’abandon de la visite physique des lieux. Si je demeure réservé sur les motivations de Google et la participation enthousiaste de bien des établissements culturels dans le monde, il n’en demeure pas moins que ce projet permet une visite en ligne de belle qualité et offre un aperçu de lieux que je ne pourrai sans doute jamais visiter.
Ironiquement, lors l’apparition de la photographie comme outil de documentation des collections (et la création du catalogue d’exposition tel qu’on le connait aujourd’hui qui en a découlé*), le même argument était utilisé par ses détracteurs : forcément, les visiteurs ne viendraient plus visiter la Grande Galerie de Peinture du Louvre, dès lors qu’ils pourraient se procurer un livre reproduisant les tableaux avec une qualité plus ou moins correcte. Aujourd’hui, les plus hostiles à la valorisation des collections sur formats numériques ne jurent que par les supports éditoriaux papiers, souvent considérés comme bien plus honorables que les dispositifs numériques. Le temps est passé et a rendu le livre légitime alors qu’il n’en est pas moins un support technique, tout comme l’écran. Or, je me rappelle d’un cours de méthodologie à l’École du Louvre dans lequel on nous enjoignait à nous méfier des reproductions des œuvres – les diapos projetées sur l’écran géant de l’amphithéâtre Rohan autant que les vignettes dans les ouvrages de référence -, notamment car elles ne permettent pas toujours de se rendre compte des dimensions des objets représentés, d’une fibule de quelques centimètres à une façade de palais.
Explorer les trésors des musées grâce à un outil, que ce soit sur papier ou sur écran, est un premier pas dans la découverte de l’œuvre et c’est déjà formidable. Parfois, cette découverte ne va pas plus loin, quelles qu’en soient les raisons (éloignement géographique, prix de la visite, etc). Parfois, cet avant-goût débouchera sur une visite des lieux. Si rien ne remplace la confrontation physique avec les œuvres, les technologies permettent d’en appréhender de multiples aspects. Et réciproquement, si les technologies enrichissent la découverte et la visite, rien ne saurait remplacer la présence de l’œuvre.
*Voir Culture & musées n°21.